Les allées du cimetière juif de Varsovie étaient jonchées de feuilles dorées, ocres ou brunes. La lumière oblique de cet après-midi d’automne était une invitation à la photographie. L’abandon volontaire du lieu à la forêt lui conférait un parfum et une ambiance que Carolina venait gouter chaque fois que son emploi du temps le lui permettait. Elle arpentait les sentiers bordés de pierres tombales inégalement avalées par les mousses et les racines de leurs voisins végétaux. Elle s’arrêta devant une de ses préférées, celle qui portait une inscription musicale et sensuelle « Ci-git Zimanofski Arlette, frata de Ludwic Zamenhof y onklino del Espéranto »
Le frou-frou de sa langue répétait les premières syllabes en les accompagnant d’un sourire coquin « Sygyzie, sygyziemanofski … c’est tellement mystérieux comme sonorité ? » Carolina relu la phrase en essayant de la déchiffrer lorsque son attention se porta sur le petit mausolée voisin. Il était couvert de mosaïques multicolores, de bougies consumées et de lettres des quatre coins du monde. Le voisin d’Arlette était le père fondateur de l’Espéranto, ce rêve d’une langue universelle censée rapprocher les peuples et remonter avant l’effondrement de la tour de Babel.
Ce que ces parures parsemées ne disaient pas c’est la violence et la rage avec lesquelles les SS Waffen avaient pourchassés et éliminés tous les proches de Zamenhof. Adolf vouait à l’Espéranto une haine toute particulière et voyait en elle la langue de la conspiration juive. Dès la prise de Varsovie en 39, il mit un point d’honneur à en faire disparaître tout usage et la famille de Ludwic fut une des premières pages brûlées de l’Histoire du long holocauste polonais.
Carolina, jeune polonaise décomplexée, était à la fois à six cent kilomètres et des années lumières de Berlin. Elle venait de faire le lien avec la pierre tombale dont elle adorait caresser la patine incomplète et imparfaite. Arlette et Ludwic Leyer Zamenhof était donc liés. Si cette partie de l’épitaphe énigmatique avait été résolue en un temps record, les mots frata et onklino lui manquaient encore. Le ‘frata’ lui glissa dans le conduit auditif et trouva rapidement un sens : Arlette était la sœur de Ludwic ! Il ne restait plus que l’onklino à traduire.
« Si Arlette est la sœur de Ludwic, lui-même étant considéré comme le père de l’Espéranto, elle est donc sa tante ! »
« Ci-git Zimanofski Arlette, sœur de Ludwic Zamenhof et tante de l’Espéranto ! Une langue unique pour pouvoir échanger avec l’ensemble des peuples de la planète, c’était pourtant une si belle idée… »
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