mercredi 17 décembre 2008

La vendetta ou le pardon

Ou quatre personnages en quête d’hauteur
Abrizio caressa affectueusement le manche de son couteau. Il venait d’effectuer une encoche supplémentaire dans le châtaignier de la forêt de Vizzavona pour protéger l’honneur de sa fille, c'est-à-dire le sien.
Albert, étudiant doctorant, peinait à la relecture de sa thèse de psychologie « les voies du ressentiment ou métapsychologie de la susceptibilité et de la vengeance ». Il était fourbu de ces six ans d’un laborieux travail de compilation à la bibliothèque du MIT et surtout du millier d’heures d’interviews et d’observations d’une centaine des habitants de Boston qui avaient voulu se prêter au jeu. Ce n’avait pas été aussi simple de susciter de ses concitoyens, au temps de l’effondrement du World Trade Center, qu’ils se livrent sur ce qui les amène à se protéger et à se surprotéger.
André tourna rapidement son stylo entre ses doigts. Son personnage d’Abrizio, central dans le roman, était désormais pour lui tellement tangible qu’il en était arrivé à aimer le fromage corse, c’est dire... Il avait même observé, avec un certain malaise, un surcroit de raideur dans tout ce qu’il entreprenait…
Demain lors de la soutenance de doctorat devant le jury du département de psychologie expérimentale qu’elle présiderait, Agathe devait maitriser chaque aspect des 900 pages du mémoire d’Albert B. . Elles vaudraient certainement à son auteur une mention très bien. Il aurait peut-être même eu les félicitations du Jury s’il n’avait manqué, selon elle, un aspect essentiel.
Chaque encoche du châtaignier était l’affirmation de l’honneur du clan. De nombreuses fois, un acte offensant, une parole blessante, un sous entendu ambigu ou plus simplement un froncement de sourcil avaient du être lavés dans le sang. Il n’y avait même pas à en discuter, seule la lame d’Abrizio pouvait à la fois délivrer l’offenseur et l’offensé de ce poids qui était comme une tâche dans la clarté du regard de chacun d’eux. Il était préférable de mourir plutôt que de laisser souiller une telle pureté.
Les presque mille pages de la thèse d’Albert décortiquaient les armures de préjugés qui permettent à tout un chacun de ne pas se sentir agressé, notamment par toutes ces petites fatigues de l’altérité. Les préjuges préservait d’autrui. La vengeance, petite dague aigue, faisait savoir qu’ont ne s’attaquait pas impunément à tel ou tel préjugé. Chacun avait sa fonction de protection. Si ce préjugé là, le deux cent trente-quatrième n’était pas enfreint, et que les deux cent trente trois premiers non plus, l’individu ne souffrirait pas de l’interaction avec l’autre. La vengeance serait donc inutile, les haches pourriraient lentement dans les fosses communes.
Mais souvent y avait même pas le temps de les enterrer. Il n’était pas simple de ne pas se prendre les pieds dans l’un ou l’autre des préjugés laissés négligemment trainé par autrui. Ces préjugés se décomposaient en un grand nombre de catégories, beaucoup n’étaient que des variantes des deux les plus importantes : « j’ai raison » et « tu as tort ». Quel homme averti pouvait se priver de cette double assurance. Il y avait du boulot pour se faire une bonne armure bien protectrice. Elle devait inclure non seulement toutes les catégories de préjugés et leur sous catégories, mais leur composantes puis la subdivisions de ces composantes. Même pour les armures les plus frustes, cela faisait un très grand nombre de ces préjugés.
Mais, Il existait, malgré tout, des armes dangereuses qui mettaient directement en cause la solidité de la carapace, la validité de tel ou tel préjugé. Ces armes risquaient en fragilisant une jointure de l’armure de conduire à une issue fatale, un duel pouvant se déclencher à tout moment. Ces armes étaient d’autant plus redoutables qu’elles agissaient comme un miroir présentant un point faible de l’armure, une faille essentielle, souvent inconsciente, dans l’apparente sécurité psychologique et affective de son possesseur. Elle consistait souvent en l’expression d’une parole ou d’un acte de tel ou tel quidam pour lequel notre système de défiance nous avait pourtant déjà mis en garde.
La seule exposition au grand jour de ce point faible, faille de la cote de maille, n’avait pas moins de force que la sonnerie stridente de l’électrode du fleuret lors des compétitions d’escrime. Le malaise qu’elle suscitait pouvait culminer en un profond agacement crescendo si un tiers avait le malheur de noter à quel point la cause de celui-ci n’était peut-être que la révélation d’un aspect refoulé de nous-mêmes, d’une incapacité à s’aimer totalement. Mais Albert avait éliminé ce dernier aspect de ces recherches. Il lui paraissait totalement hors sujet.
Agathe approuva l’astucieuse présentation de la thèse qui faisait de la vengeance une protection a posteriori et, surtout, de la toile des préjugés, une vengeance a priori.
Depuis 15 ans qu’André écrivait, il avait tout d’abord attendu un réel succès qu’il ne pouvait s’empêcher d’estimer mérité. Mais rapidement l’écriture avait aiguisé sa sensibilité et l’avait rempli du fardeau de la contemplation des trésors de tant d’autres auteurs et de tant de livres. Même s’il avait affiné son sens critique, il n’arrivait pas à évacuer complètement ce flot entrant continuel, cet encombrant émerveillement. Huit ans qu’il était écartelé entre ces deux sentiments : le poids de sa contribution et l’inutilité de celle-ci. Ravaillac lui au moins pouvait espérer que les chevaux d’un coup d’encolure lui arracherait les membres et signeraient, par là, la fin de son supplice. Il n’escomptait plus une telle délivrance. Dans ce fossé crée en son cœur, en l’attente vengeresse d’une reconnaissance tardive, un de ses personnages, Abrizio reciselait chaque encoche du châtaignier.
Abrizio sursauta au cri du cochon sauvage qui le dépassa. Il était tendu, vingt-deux encoches … Ils n’étaient que cinquante six dans le village. Il eut soudain le sentiment qu’il pourrait pour son honneur les tuer un par un, et peut-être même qu’il ne sera tranquille que quand cela sera fait. Conservera-t-il , enfin paisible, son honneur s’il restait le dernier à le savoir.
Albert s’était bien sûr également interrogé sur le pardon. Mais il l’avait méticuleusement contourné comme s’il recelait un danger mortel pour la logique même de sa thèse et par conséquent pour son poste de maitre de conférences. Il avait préféré développer ce qu’il avait surnommé les « auras de vengeance préventives ». Invisibles, chaque individu en confectionnait autant que de figures d’autrui qui le mettaientt, souvent inconsciemment, en danger. Cet ensemble de préjugés, de filtres et de « dérision neuve et prête à l’emploi » formait une barrière à la trame dense qui assurait une réelle protection. Elle était parfois aussi visible qu’une bannière de guerre, mais souvent aussi subtile qu’une fine toile d’araignée. Elle ne se laissait alors voir que dans le fascinant effet de contagion de ces auras. En effet, celui-ci attestait que tout individu n’avait de cesse à faire en sorte que ses proches et autres alliés de fortune adopte le même système de prévention, de filtre et de préjugés vis-à-vis de « l’intrus ». Le créateur de l’aura de protection veillait souvent à ce qu’elle puisse être le moins perceptible possible. Ceux qui adoptaient de seconde main de telles auras ne prenaient pas les même précautions. Albert avait appris à observer le processus. Après les quelques jours de contact entre le créateur de « l’aura de vengeance préventive » et ses proches, collègues ou épouse, la pleine transmission contagieuse prenait toute sa force, elle exprimait le charisme ou la puissance de manipulation de son auteur, le créateur de l'aura réussissant généralement facilement la bouture. L’armure induite devenait collective soit beaucoup plus forte par ce jeu d’alliance. Un petit cillement ou une ombre dans le regard d’un conjoint ou d’un camarade avait de très nombreuse fois été filmé par les caméras du laboratoire auprès des volontaires. Tous avaient, oscillant entre évidence et stupéfaction, reconnu ou avoué dans les interviews qui suivirent la genèse du phénomène. Quand les auras de vengeance passaient de l’individuel au collectif, la victoire était totale, la jubilation du grand inquisiteur face au bucher n’appelait que l’exil humilié du banni : qu’il s’agisse d’épouses reniés ou de collègues indésirables …
Agathe repensait non sans quelque présomption à sa propre thèse de doctorat. Elle y voyait la clé de l’argumentaire de ce futur brillant chercheur. Elle avait, elle, planché 7 ans à la transposition en psychologie du célèbre proverbe américain « la familiarité engendre le mépris ». Pour elle, il n’y avait aucun doute qu’un lien étroit unissait les catégories de la familiarité et de la « vendetta préventive ». Qu’était-ce alors que cette familiarité où un individu sans pudeur aucune s’ouvrait à vous ? Quelle faille ou quel secret révélait-elle ? La familiarité d’autrui expose-t’elle et met-elle à nu son intimité même ? Pourquoi le traditionnel « il(elle) est con(ne) » ne suffisait à en extirper tout le venin ? C’était là qu’il fallait poursuivre les investigations. Elle entendait demander à Albert de rejoindre le laboratoire de recherche. Non pas pour approfondir son travail sur la vendetta et ses modes d’expression mais pour remonter à la source « la familiarité », celle qui dit tout, même et surtout le pire et que l'on ne saurait pour cette raison laisser impunie.
Albert et Agathe devinrent vite familiers, puis amants. Ils unirent leur réflexion pour élucider les ressorts de la vendetta. Ils apprirent à se connaitre mais ils laissèrent la recherche sur le pardon à l’autre section de psychologie de l’université de Boston. Ils sont unis aujourd’hui par le versement d’une petite pension et d’une grosse haine.
Abrizio, le flegmatique ne ratait d’habitude jamais une sieste. Pourtant, dans le village assoupit, il se mit à être remplit de cette colère rageuse qu’il connaissait si bien. Personne ne l’avait provoqué, mais l’éventualité existait. Tout le village pouvait un jour lui manquer de respect. Cette idée était intenable. Ils les tueraient tous, même sa fille. Rien que cette dernière idée provoqua un sursaut d’honneur, une telle pensée devait être lavée dignement. Il retourna contre lui la pointe de son couteau et appuya de toutes ses forces sur le manche en ivoire.
André se vit écrire cette fin surprenante. Une brise s’engouffrant par la fenêtre lui souleva ses cheveux, il fut couronné de lumière par un rayon du soleil qui venait d’échapper au cumulo-nimbus. Il se sentait plein de respect pour son héros et comprit instantanément. Il saisit son stylo et appuya fortement la plume en or contre la table jusqu’à ce qu’elle se brise.
Il n’écrirait plus jamais.



Signé Sangoku

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