mercredi 19 mai 2010

Une vue de chaussures par FABFAB

- Alors ? firent-elles toutes en chœur
- Alors quoi ? répondit d’un air faussement interrogateur la paire de mules à pompon rose.
- Mais tu sais bien. Alors ? Elle a choisi lesquelles ?
- Les talons hauts en velours noir avec la bride en brillants, minaudèrent les mules.
Un grand silence s’ensuivit.
- Alors, çà veut dire que c’est sérieux, dit la paire de bottes en cuir marron.
- Sérieux, sérieux, l’avenir nous le dira, répondirent les mules.


Elles étaient toutes enfermées dans le noir du placard, rangées comme une armée en ordre de bataille. Il y en avait de toutes les couleurs et de toutes les formes. Seule, la paire de mules partageait la vie intime de leur propriétaire et était donc au courant de tout. Les autres, au hasard de leurs escapades, n’en connaissaient que quelques bribes qu’elles s’empressaient de raconter, et même quelquefois, d’embellir ou exagérer, histoire de se faire briller. La paire de mules, elle, avait un énorme avantage sur toutes les autres : elle rencontrait les chaussures qui venaient… et il en venait… souvent.

- J’espère que ce sera la paire de Nike blanches que nous avons rencontrés plusieurs fois pendant le jogging, firent d’un air mutin les New Balance grises et jaunes. Qu’est-ce qu’on aimerait bien les revoir celles-là. Elles étaient si sympa, si grandes, si blanches et si… musclées. Leurs derniers mots se perdirent dans leur rêverie.
- Non, je ne crois pas, répondirent les mules qui voulaient couper court à toute divagation.

Les mules s’étaient imposées naturellement comme chef et elles se devaient d’anéantir toutes les rumeurs.

- Evidemment, c’est encore un nouveau, maugréa la paire d’escarpins marrons à talons plats. Elles étaient en colère car elles n’étaient pas sorties depuis près de deux ans. Encore un voyou qui l’amènera dans toutes les boîtes de nuit. Comme si c’était une vie çà ! Ah, il n’y a que les vertus de la campagne et du bon air qui comptent. De mon temps, elle ne rencontrait que de bonnes grosses chaussures de paysans. C’était autre chose !
- Çà va, tu nous l’as déjà dit cent fois, coupèrent les nombreuses nouvelles paires de claquettes à petits talons. Il y en avait de toutes les couleurs. Maintenant, elle a changé, elle est coquette. Elle assortit ses chaussures à ses vêtements. Et elle est tellement plus jolie ! Tu es tout simplement jalouse !
- Taisez-vous petites insolentes, vous ne connaissez rien à la vie et aux vraies valeurs, ratiocina la paire d’escarpins. Imaginez-vous, maintenant, elle se peint même les ongles des pieds ! De mon temps…
- Stop ! crièrent toutes les autres.
- Et dire que les talons hauts en velours noir ne sont arrivés que de ce matin. On n’a même pas pu leur donner de conseil, s’inquiétèrent les bottines noires.
- A mon avis, ils n’ont pas besoin de conseils, surtout venant de toi, n’est-ce pas ? fit d’un ton accusateur la paire de mules.
- Pourquoi ? pourquoi ? demandèrent toutes les petites claquettes en couleurs.
- Eh bien, vas-y, raconte .
- C’était l’année dernière, commencèrent les bottines d’un air à peine contrit. Elle avait tellement bu, ce soir-là, qu’elle nous martyrisait en marchant de travers. Elle était avec une bande de copains…
- Tous des voyous, cria la paire d’escarpins.
- Chuuut ! firent en chœur les petites claquettes. Alors ?
- Ses copains lui ont dit qu’elle ne serait pas capable de voler un booster. Evidemment, elle a crié que oui, qu’elle allait le faire tout de suite. Les gendarmes qui étaient tous près ont rappliqué dare-dare. Oh ! mes amies, quelle pagaille ! Tout le monde s’est éparpillé en courant. Un gendarme nous a poursuivit. Au moment où il allait nous rattraper, je me souviens encore du coup que je lui ai mis dans l’entrejambe et de la course folle qui a suivi : dans les champs, les ronces, la boue… Nous l’avons semé, mais je ne vous dis pas dans quel état nous sommes rentrées, finirent les bottines en riant aux larmes.
- Dites, vous ne pensez pas que c’est le mari de sa meilleure amie, quand même ? demandèrent les fines chaussures bleues à haut talon. La dernière fois que nous sommes sorties, elle était invitée chez Florence. Vous vous souvenez de ce qui s’est passé sous la table ? Les mocassins noirs de son mari, tout usés et crottés, nous ont fait du pied toute la soirée. Vous vous rendez compte ! des mocassins mariés ! Mais nous ne mangeons pas de ce pain-là, nous ! quels gougeats ! Nous leur avons donné des coups de pied toute la soirée, en les écrasant ! Non, mais !
- Non, non, je ne pense pas qu’il s’agit du mari. Exit le mari, et même pour Florence, d’ailleurs : ils sont en train de divorcer ? Nous étions là quand Florence a appelé la semaine dernière, confièrent les mules.

Mais alors ? Qui était-ce ? Toutes les chaussures se perdirent en conjoncture. S’ensuivit une belle cacophonie. Toutes avançaient les supputations les plus folles.

- Çà serait rigolo si c’était celles du boucher, dirent les chaussures blanches du dimanche matin qui ne sortaient que pour aller au marché. Elles sont si gentilles, celles du boucher, toujours propres comme un sou neuf, de bonne humeur, avec leurs lacets qui leur font comme de grosses moustaches. Elles nous font tellement de compliments, que quelquefois, le blanc de notre cuir rosit par endroit…
- Nous, on aimerait bien que ce soit celles de son patron. Elles sont de grande marque, si distinguées, si bien entretenues, si chères… quelle sacrée promotion ce serait ! piaillèrent les paires de claquettes de couleurs dont chacune d’elles partait vaillamment au travail chaque matin.

Le brouhaha continua encore un bon moment. Le vacarme était si assourdissant que les mules durent intervenir :
- Mesdasmes, mesdames, calmez-vous ! il est très tard. C’est l’heure de dormir maintenant. Et… si vous êtes sages, demain, je vous raconterai.
- Oh oui ! oh oui ! firent d’une même voix toutes les paires en battant de la semelle.

Peu à peu, le calme se fit. Et les chaussures se mirent à rêver.

Elle rentra tard, très tard, cette nuit-là. Elle ne remit même pas les talons hauts en velours noir dans le placard. Elle ne prit pas ses mules non plus. Ces dernières, vexées, se mirent à bouder dans un coin.

De la musique douce, un bouchon de champagne qui saute, des verres qui s’entrechoquent, et puis, des rires, beaucoup de rires, quelques soupirs, avant qu’un grand silence réparateur n’enveloppe la maison…

Le lendemain matin, elle ouvrit en grand le placard. Toutes les chaussures, réveillées d’un coup, se pressèrent pour voir l’heureux élu. Stupeur ! là-bas, au pied du lit, leur firent un clin d’œil malicieux… les jolis escarpins vernis de Florence.

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